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Mais qui étiez-vous  Bardine ?

Emile Bardine, second-maître canonnier en 1890

Au début de l'année 1881, alors que je viens d'avoir 20 ans, je quitte Jaujac pour m'embarquer à Toulon.

Mon père était Auguste Bardine, propriétaire cultivateur, au quartier de La Roche, à Jaujac, et ma mère Marie Magdeleine Peyreplane. Je sui né le 23 décembre 1860. A l ’école jusqu’à l’âge de 13 ans, je crois que j'étais assez bon élève. J'ai deux frères un de cinq ans mon aîné, l'autre de cinq ans plus jeune. A cette époque, dans la Cévenne ardéchoise, peu après la guerre de 70 et la fin du Second Empire, on entre tôt dans la vie active et je deviens agriculteur. Depuis la loi de 1872 le service militaire obligatoire a une durée variable selon le tirage au sort : soit de 5 ans, soit de 1 an. Nous sommes sous la Troisième République et l'on souhaite plus d'égalité car auparavant on pouvait payer si on ne voulait pas partir au service militaire. Comme je tire le mauvais numéro je dois faire 5 ans. Alors je m’engage dans la Marine nationale le 21 mars 1881 à Toulon. Jamais de la vie je ne regretterai cette opportunité d'aventure que le sort me réserve. A vous les jeunes générations je donne ce conseil d'un ancien : laissez-vous tenter pour découvrir le monde et sortez de chez vous, n'ayez pas peur de l'inconnu et du changement. Ce ne fut jamais facile mais tellement passionnant. Et comme le chantera un poète d'ici, un siècle plus tard : "ils quittent un à un le pays pour s'en aller gagner leur vie, loin de la terre où ils sont nés." Ainsi je suis embarqué comme apprenti marin sur l’Intrépide le 5 avril 1881 qui participe au siège et à la prise de Sfax en Tunisie. De février à octobre 1882 je serai en formation sur le vaisseau-école de canonnage Souverain. Et plus tard, après d'autres affectations sur divers navires que j'aurai l'occasion de vous présenter, je serai d’octobre 1886 à février 1887 sur le vaisseau-école de canonnage Couronne que je retrouverai de nouveau de mars à juillet 1894, seulement 8 jours après la naissance de ma fille Hélène (le 24 février 1894) ; alors là, Je ne vous dis pas que ça m'arrangeait vraiment, et encore moins ma jeune épouse Célina. Mes beaux-parents du café Chabert, sur la place de Jaujac, ainsi que mes parents au quartier de La Roche, ont bien dû apporter leur contribution. Ainsi j'ai appris tout ce que doit savoir le canonnier de la marine et j'ai acquis l'habilité indispensable pour réaliser toute sorte de nœuds marins. Tous ces bâtiments que je viens d'évoquer étaient de magnifiques voiliers trois-mâts ; ils avaient également une propulsion à la vapeur, mais pour l'instruction des marins on privilégiait encore la tradition la marine à voile. Mais c'est la fin d'une époque car c'est déjà l'ère moderne des cuirassés à vapeur.

Apprenti marin.

Je suis arrivé à Toulon le 22 mars 1881 de Jaujac, pour être incorporé à la caserne du 5ème dépôt des équipages de la flotte. Après deux semaines, le 5 avril, je suis affecté comme apprenti marin sur l'Intrépide, un vaisseau rapide transformé sur cale en navire de transport. Ce bâtiment de 71 mètres a un tirant d'eau de 5160 tonnes ; construit en bois, il développe 2010 m2 de voiles et dispose en plus de 8 chaudières pour une propulsion à hélice qui lui permet d'atteindre la vitesse de 12 nœuds. 340 hommes forment l'équipage. C'est une véritable caserne flottante qui peut héberger plus de 400 soldats, des chevaux et des marchandises, avec toute l'intendance nécessaire, cuisines, infirmerie.

Prise de Sfax : 14-16 juillet 1881.

Jules Ferry, auteur des lois sur l'instruction publique obligatoire et gratuite, devient président du Conseil en septembre 1880. Il s'engage pour l'expansion coloniale française. En Afrique du Nord, la frontière de l'Est de la province de Constantine est régulièrement violée par les Kroumirs (tribus berbères de la région montagneuse entre Algérie et Tunisie) : au début de 1881 Jules Ferry décide d'y rétablir l'ordre et de s'emparer de Bizerte. Mais à la mi-juin, une insurrection générale éclate dans le Sud tunisien. Le 2 juillet Ali ben Khalifa, le "bey des insurgés" entre dans Sfax avec une troupe de nomades et enlève le drapeau de la Régence. Il fallait donc agir et envoyer des troupes pour reprendre Sfax. Une partie vient d'Algérie alors que 400 hommes cantonnés à Lyon sont dirigés à Toulon le 8 juillet et embarqués sur l'Intrépide. Le navire, sur lequel je me trouve, traverse la Méditerranée et fait escale à La Goulette, dans la baie de Tunis, pour embraquer une batterie de montagne. Il arrive devant Sfax le 13 juillet en même temps que l'escadre de la Méditerranée commandée par l'amiral Garnault qui avait reçu l'ordre de prendre la ville. Le 14 juillet fut un grand jour pour l'escadre réunie : on hissa le grand pavois sur tous les navires et on tira une salve de 21 coups de canons pour la fête nationale, tandis que l'on préparait l'attaque prévue le lendemain à 6 heures du matin. En première ligne 5 canonnières sont positionnées à 1 nautique (mille marin), en deuxième ligne, à 2 nautiques, 3 corvettes s’apprêtent à débarquer les fusiliers marins, et en 3ème ligne 6 cuirassés constituent l’artillerie lourde qui doit bombarder la ville avant le débarquement ; à l’arrière, à 3,5 nautiques, sont positionnés les vaisseaux de transport. Le 15 juillet du matin jusqu'au soir plus de 2000 projectiles sont lancés sur la ville. À un moment on aperçoit à la longue-vue une haute tour touchée dont le sommet disparaît dans une épaisse fumée. Pendant ce temps, à bord des bâtiments les troupes sont inspectées et les canots sont armés en guerre avec des mitrailleuses. Sur l'Intrépide les instructions de détails sont données. Les 1200 fusiliers-marins débarqueront les premiers le 16 juillet au lever du soleil lorsque la frégate cuirassée d'escadre Colbert, le vaisseau amiral, aura tiré un coup de canon pour donner le signal. À 11 heures du matin la ville est prise. L'escadre a perdu une douzaine d'hommes et rapatrie 70 blessés sur les navires. Dès le 23 juillet l'escadre se met en route vers Gabès puis vers l'île de Djerba. Le 25 juillet l'Intrépide est envoyé à Sfax pour chercher deux bataillons de renfort. Une fois les opérations terminées, le gros de l'escadre appareille vers le nord.

L'école de canonnage.

Après son retour de la campagne de Tunisie, Émile revient à la division de Toulon et se retrouve au 5ème dépôt le 18 octobre 1881, avec les corvées et les exercices. Mais le 3 février 1882 il embarque sur le Souverain, un magnifique trois-ponts mis à l'eau en 1819 qui fut un temps vaisseau amiral de l'escadre de la Méditerranée. Ce dernier des vaisseaux à voile fut transformé en vaisseau à hélice (pour la navigation mixte voile-vapeur) en 1854. Il fut enfin armé avec une artillerie spéciale pour l'école des apprentis-canonniers.

​​Émile a du se montrer assez intelligent car la marine emploie au mieux ses jeunes appelés. Une sélection s'opère sur des critères de santé, d'aptitude et d'intelligence. Les plus doués sont dirigés vers les écoles alors que les autres, ceux qui ne savent ni lire ni écrire, seront "sans spé", soit matelots de pont, soit soutiers. Les spécialités sont nombreuses ; Émile aurait pu partir à l'école des gabiers (maniement des voiles) à Brest ou à l'école des fusiliers à Lorient. Sa destinée sera l'école des canonniers à Toulon. Les élèves regroupés en 8 escouades d'apprentis-canonniers recevaient le brevet de canonniers-auxiliaires après quatre mois d'école et un examen de sortie.  Les meilleurs, et ce fut encore le cas d'Émile, étaient gardés à bord pour quatre mois supplémentaires et un examen, d'où ils sortaient avec le brevet de canonnier. Brevet en poche le 1er octobre 1882, Émile a la certitude de ne pas connaître la triste vie des "sans spé" et de bénéficier d'un supplément de solde. Même pendant l'instruction l'apprenti qui touche le but à droit à une prime : prime pour destruction de matériel appartenant à l'État !

​​Retours à terre et embarquements alternent. Après l'école il revient d'abord au 5ème dépôt en attente d'embarquement ; il aura quelques affectations de courtes durées sur la Garonne et l'Africain, six mois sur le Magicien, puis deux affectations d'une année chacune sur les cuirassés Trident et Dévastation.

Alors qu'Émile est à bord de la Dévastation, ce cuirassé accomplit une de Toulon à Corfou, puis une campagne en Méditerranée orientale avec escales à Alger, La Goulette, Alexandrie, Beyrouth, Smyrne, Le Pirée. Le commandant Le Bourgeois est satisfait des performances du navire : "En ce qui concerne l'artillerie, la Dévastation a fait des tirs à boulets tous les trimestres et l'artillerie lourde s'est révélée excellente." La Marine a cette époque bénéficie d'une avancée technologique considérable avec le perfectionnement des aciers et l'extraction du charbon. Les navires sont équipés de moteurs à vapeur, avec propulsion à hélice, le blindage d'acier recouvre la coque en bois puis la remplace complètement. Les canons atteignent des calibres de plus en plus gros. La Dévastation possède quatre canons de 34 cm et une cuirasse de 38 cm.

La Couronne vaisseau-école de canonnage.

Les progrès de l'artillerie navale étaient tels que le brevet de canonnier n'était valable que pour six ans.  Émile dut se recycler à deux reprises à bord de la Couronne une première fois alors qu'il était quartier-maître du 1er octobre 1886 au 1er février 1887, puis une seconde fois avec le grade de premier-maître, du 4 mars 1894 au 1er juillet 1894.

Un métier à risque - Des tragédies.  Émile, tel que l'on connu ses petits enfants à Jaujac, était un peu dur d’oreille ; ils nous ont raconté qu’ en allant consulter un médecin celui-ci aurait découvert que ses oreilles étaient bourrées de coton. Il est plus vraisemblable que, comme tout artilleur et canonnier, il avait subi de nombreux traumatismes sonores importants lors de ses campagnes et exercices à bord des cuirassés qui lançaient des obus dont le calibre pouvait atteindre 320 mm. On ne peut oublier quelques grandes tragédies comme l'explosion de la Liberté, le 25 septembre 1911 à Toulon. Émile avait rejoint Jaujac, mais il avait eu l'occasion de rencontrer un jeune du pays, Camille Vidal, natif de Lalevade, et il l'avait orienté à s'engager dans la Marine. Camille était à Toulon depuis deux ans lors de la tragédie de la Liberté. Il était embraqué sur le cuirassé garde-côtes Henri IV. Par chance il n'est pas à proximité de la Liberté. C'est à 5 heures 33 le matin du 25 septembre 1911 qu'un feu se déclare dans les soutes avant tribord après une triple explosion. L'alerte est donnée, les secours s'organisent mais on n'arrive pas à contenir l'incendie qui s'étend. A 5 heures 54 c'est l’explosion simultanée des 735 obus de 19 mm et des 4 600 obus de 65 et 45 mm. Elle ébranle toute la rade de Toulon et l'on croit à un tremblement de terre. Un immense panache de fumée jaune et noire s'élève à 200 mètres dans le ciel. Cette tragédie fera plus de 250 morts et 300 blessés sur ce navire et ceux qui sont situés à proximité. Quelques années plus tard Camille épousera la fille d'Émile, Hélène. Camille et Émile durent évoquer à plusieurs reprises cette tragédie, ayant peut-être quelques connaissances communes à bord.

A suivre prochainement.

 

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