Bonjour affectueux de Cochinchine, arrivé à Saïgon, long voyage, santé bonne, amitiés à tous. Émile.

Après son rengagement en 1886, Émile a reçu l'ordre d'embarquer sur la Couronne pour maintenir son brevet de canonnier. À la fin de cette période de formation, le 1er février 1887, il reçoit son affectation à l'escadre d'Extrême-Orient : il devra embarquer sur la canonnière-aviso à roue, Alouette, basée à Saïgon, station locale de Cochinchine. "Avant de partir dans ce pays si lointain et inconnu pour moi, j'ai eu très peu de temps pour me rendre à Jaujac et saluer mes parents et ma famille. J'aimais retrouver mes amis au café Chabert sur la place du Champ de Mars : mais quelle ne fut pas leur curiosité lorsque je prononçai ces noms de Cochinchine, Mékong, Annam et Tonkin. J'ai bien remarqué aussi un voile d'inquiétude sur le visage de la fille du cafetier qui venait d'avoir 17 ans ; je tentai cependant de la rassurer en lui promettant de lui envoyer des cartes postales." Quel bâtiment de transport a-t-il emprunté : Annamite, Mytho, Shamrock, Tonquin, Bien-Hoa, Vinh-Long, Nive, Gironde ? Nous l'ignorons car son livret matricule est incomplet sur ce point. Ce que nous savons c'est qu'il a quitté la Couronne le 1er février et qu'il a embarqué sur l'Alouette le 20 mars 1887 à Saïgon. Généralement il fallait un peu plus d'une trentaine de jours pour faire Toulon-Saïgon, en passant par Alger, Port-Saïd, le canal de Suez, Aden, Colombo et Singapour.

Le Mytho par Eugène Dauphin (1857-1930), peintre de la Marine

L'ouvrage d'Olivier Robert, "L'épopée des transports type Annamite" nous fait revivre ces moments fabuleux ; voici ce qu'il écrit pour le départ de Toulon. "Au moment de l'embarquement, à Toulon, le navire est le théâtre d'une cohue indescriptible où se mêlent passagers civils, et militaires,, marins, visiteurs et commerçants, dans une cacophonie digne d'un marché provençal. La capacité initiale est le plus souvent largement dépassée ; un effectif de mille deux cents passagers en plus de l'équipage n'étant pas rare, les surnuméraires dormiront par roulement sur les deux ponts principaux avec pour chaque homme une simple couverture distribuée au départ. Quelques instants avant le départ, on hisse le pavillon d'appareillage et le hurlement de la sirène, signe de l'imminence du départ, précipite à terre visiteurs, invités des passagers civils ou des officiers. Les soutes pleines, le navire est très bas sur l'eau ; l'hélice commence à tourner, faisant remonter à la surface un nuage de boue. A chaque sabord des adieux se crient et se gesticulent. Le navire amarré jusque-là poupe vers la terre s'ébranle enfin, franchissant doucement les premiers mètres en direction de l'Orient... Les hommes du rang qui pensaient flâner 30 ou 40 jours comme sur le pont-promenade d'un paquebot sont vite ramenés à la réalité militaire : ils sont divisés en bordées qui participent à un certain nombre de corvées en plus des exercices habituels : maniements de pompes à bras, briquage des ponts, veille une nuit sur deux..." C'est à bord du Mytho que le lieutenant de vaisseau Julien Viaud, alias Pierre Loti, écrivit en 1885 "Pêcheurs d'Islande".

La carte ci-dessous retrace le voyage d'Émile pour rejoindre son affectation sur l'Alouette.

Le voyage d'Émile de Toulon en Cochinchine

Le voyage a été très pénible surtout après le canal de Suez dans la mer Rouge et le golfe d'Aden, avec une chaleur étouffante et insupportable la nuit : une véritable fournaise. "Les passagers les plus chanceux cherchent un peu d'air sous les grandes toiles blanches qui recouvrent la dunette et les ponts, et malheur à ceux qui sont logés contre la cloison des machines et de la cheminée". Arrivé dans le delta du Mékong en mars la température est déjà élevée et l'on se sent oppressé par l'atmosphère tropicale humide et l'insalubrité de la rivière qui baigne la ville. "L'arrivée d'un transport de l'État est toujours un évènement en Cochinchine et la foule des Européens se presse sur les quais pour voir débarquer les tout nouveaux soldats." L'aviso-canonnière Alouette a été mis en chantier en 1880 à l'arsenal de Lorient et mis en service en 1883. Pour rejoindre l'escadre de l'Extrême Orient ces navires étaient acheminés démontés par un transport comme le Mytho ci-dessus, puis étaient remontés sur place. L'Alouette mesurait 50 mètres de long sur 13 mètres de large ; avec 2 mètres de tirant d’eau, elle déplaçait 585 tonneaux. Son moteur à vapeur d'une puissance de 427 ch actionnait une roue développant une vitesse de 9,4 nœuds. Son armement comprenait 2 canons de 90 mm et de 5 canons révolver. Le quartier-maître Émile Bardine et ses camarades canonniers avaient la charge de l'entretien et de la mise en œuvre de cet armement. L’équipage était composé de 6 officiers et 80 officiers-mariniers, quartier-maitres et matelots, et il était commandé par un lieutenant de vaisseau. Ce navire de faible tonnage, était chargé de porter des avis ou des ordres ; il a participé à diverses opérations dans les mers de Chine et il était également bien adapté à la navigation fluviale. La seule et unique photo que j'ai pu trouver de la canonnière Alouette, est celle du célèbre photographe de Toulon, Marius Bar, la voici :

L'aviso Alouette

Commentaire d'Émile :

"Il était vraiment impensable qu'un jour je quitterai mon village de Jaujac pour une expédition de plus de 10 000 kilomètres et pour découvrir cette partie du monde si différente par ses paysages, son climat, sa faune et sa flore et si attachante par ses habitants. Dès mon arrivée à Saïgon j'envoie, comme promis, une carte postale à Célina :

Mlle Célina Chabert,

Jaujac.

Bonjour affectueux de Cochinchine, arrivé à Saïgon, long voyage, santé bonne, amitiés à tous.

Émile."