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Nous avons pactisé avec le dragon, gardien de l'entrée du royaume du Laos sur le Haut-Mékong.

Voici maintenant le récit de la mission la plus extraordinaire à laquelle Émile Bardine participa en 1889 : cette année-là, à la saison des pluies et des hautes eaux, l'Alouette devra remonter le cours du fleuve Mékong à travers le Cambodge jusqu'à la frontière du Laos. Cette mission n'est pas gagnée d'avance ; son succès inscrira son commandant et tout l'équipage parmi les grands pionniers du Mékong (Lacroze, Les grands pionniers du Mékong, Paris, 1996).

Détail du mur paravent des Neuf Dragons de la Cité Interdite à Pékin.
Au milieu du XIXe siècle le développement de la production industrielle en Europe implique la multiplication des échanges commerciaux. Le développement des moyens de transport et de la marine à vapeur en particulier, permet de rechercher des débouchés partout à travers le monde. La Chine représente pour les pays occidentaux un potentiel considérable. Dès 1866, les Français sont à la recherche d'une voie de navigation commerciale qui relierait directement leurs possessions d'Indochine à la Chine centrale : Ernest Doudart de Lagrée et Francis Garnier explorent sur des pirogues le passage par le Mékong, alternative au Fleuve Rouge, mais ils conclurent que la force du courant est telle qu'aucun bateau à vapeur ne pourrait remonter et franchir les rapides de Sambor et de Préa-patang. J'ai repris pour titre de ce post l'image donnée par le capitaine de vaisseau Réveillère (Bulletin de la société géographique de Bordeaux, 1888) :
"partout je ne rencontrai que des indifférents et des incrédules ; comme un dragon, la légende des rapides de Préa-Patang défendait l'accès du fleuve."
Une nouvelle tentative est relancée en août 1884, avec le lieutenant de vaisseau Campion qui commande l'Alouette ; celle-ci réussit à franchir les rapides cambodgiens de Sambor. En 1889, le lieutenant de vaisseau Heurtel, commandant de l'Alouette, reçoit l'ordre de pousser cette canonnière à vapeur, longue de 50 mètres, au plus loin sur le Haut-Mékong. Pendant plusieurs semaines, Émile, qui était à bord depuis deux ans déjà, a préparé son armement : il a fait approvisionner les munitions, il a réalisé les exercices règlementaires avec ses matelots et complété l'entretien de ses canons et mitrailleuses. La région où doit se rendre l'Alouette est peu peuplée et assez calme même si les frontières du royaume du Laos ne sont pas bien stabilisées et sont encore discutées par le royaume de Siam (Thaïlande).
Le récit de Ferdinand Heurtel, commandant de l'Aviso Alouette.
(d'après Heurtel, Voyage au Laos, Paris, 1890).
L'Alouette a quitté Saigon le 17 août 1889 au matin ; elle fit une petite escale à Phnom-Penh le 20 août et s'engagea dans le Haut-Mékong pour passer Kratié, puis les rapides de Sambor.
"Nous entrions dans les grands tourbillons de Prasco. Le courant était alors d'environ 6 nœuds ; l'eau bouillonnait autour de nous, des remous circulaires de quinze à vingt mètres de diamètre, à dépression centrale qui atteignait souvent plus d'un mètre, s'enchevêtraient sur la ligne médiane du fleuve, charriant des troncs d'arbres arrachés aux berges. A son entrée dans ce cahos, l'Alouette sembla hésiter montrant quelques velléités de se livrer à la ronde générale."
Heurtel lui fit prendre un chemin inexploré entre deux îles qu'il dénomma passe de l'Alouette. Puis elle mouilla à toucher l'île de Ca-Toc, le 23 août ; ce jour-là le commandant effectua de soigneux repérages en baleinière en amont dans les rapides de Préa-Patang pour sonder la profondeur et trouver le meilleur passage. Le lendemain, dès 6 heures du matin, l'Alouette se lançait enfin dans le passage des rapides. A cette époque de l'année, la mousson a gonflé le fleuve Mékong et dans les rapides le niveau d'eau a monté de plus de dix mètres au-dessus des roches ; les arbres ne laissent voir que le sommet de leur feuillage. Des masses d'eau impressionnantes bouillonnent et tournoient avec force et vacarme.
"La machine nous faisait marcher à une vitesse de 8 nœuds [15 km/h]. La canonnière se comportait vaillamment. A son entrée dans les tourbillons, elle donna quelques forts coups de roulis, mais ne broncha pas de sa route. L'eau bouillonnait, se brisait avec bruit sur la coque, à droite et à gauche ; elle se glissait écumante entre les buissons accrochés aux roches ; il semblait que nous remontions une pente. Le spectacle était vraiment beau : nous en pouvions jouir à notre aise, car nous marchions lentement, bien lentement à mon gré... un demi-nœud à peine [900 mètres à l'heure]. Enfin nous sortons des tourbillons, le courant diminue sensiblement, la route se fait large devant nous. Le Haut-Mékong, dans cette partie de son cours, se montrait large, tranquille, magnifique, avec ses îles couvertes de splendides forêts. A midi nous arrivions à Stong-Treng. Je mouillai devant la case commune autour de laquelle une foule de curieux se trouvait déjà réunie. Je me fis conduire immédiatement à terre avec un interprète, et je trouvai, en accostant la berge, le gouverneur militaire siamois, qui me tendait la main pour m'aider à débarquer. Il avait mis, pour la circonstance, son vêtement de cérémonie avec une décoration siamoise et le traditionnel casque à pointe britannique. Il me dit qu'il était enchanté de me voir, mais bien étonné qu'un bâtiment comme le mien n'eût pas été arrêté à Préa-Patang et qu'il n'en avait jamais vu un aussi grand."
En début d'après-midi l'Alouette appareillait pour redescendre les rapides avant la nuit. Le temps était couvert et par deux fois elle fut obligée de stopper à cause de fortes averses qui gênaient la vue. De retour à Phnom-Penh, l'Alouette reçut la mission de remonter les Préa-Patang pour ouvrir la route à un bâtiment de 40 mètres de la compagnie des Messageries fluviales, le Cantonnais ; dans le passage des rapides de Sambor le niveau d'eau commençait à baisser, de nombreuses cimes d'arbres étaient sorties de l'eau, le barrage avait changé d'aspect. L'Alouette heurtait légèrement un tronc d'arbre qui flottait entre deux eaux ; le 5 septembre l'Alouette accostait à Ca-Toc ; Heurtel décidait de la laisser ici et de prendre le commandement du Cantonnais pour passer les Préa-Patang et le conduire à Stong-Treng jusqu'aux chutes de Khong. L'objectif étant atteint, il reprit le commandement de l'Alouette à partir de Ca-Toc et redescendait tranquillement à Phnom-Penh puis à Saigon où l'Alouette se mettait à quai le 13 septembre. Cette mission réussie avait ouvert le Laos au commerce Européen mais aussi elle donnait à la France une influence politique non moins importante vis-vis du Royaume de Siam soutenu par les britanniques.
Les rapides du Mékong.
Le commentaire d'Émile :
(d'après Campion, Voyage de l'aviso Alouette de Phnom-Penh à Sambor, Saigon, 1884).
"Dans le Haut-Mékong, c'était une succession de petits villages ; chaque maison est entourée d'un petit bois de bananiers. D'énormes manguiers se détachent dans le ciel et plus loin des guirlandes d'orchidées grimpent et descendent dans le feuillage de la forêt tropicale. Les habitants accouraient pour voir avec étonnement le passage de l'Alouette et parmi eux se distinguaient les taches lumineuses des bonzes aux vêtements jaunes. Nous leur répondions de temps en temps par les notes stridentes du sifflet à vapeur de notre aviso. Plus loin, c'est un va et vient de pélicans, d'ibis et de flamants qui animait un grand étang. A un moment nous rencontrâmes de longs trains de bois descendant du haut fleuve. Des sampans, amarrés de chaque bord, servaient à aider les atterrissages. Cinq ou six hommes armés d'avirons gouvernaient le train. À Stong-Treng le capitaine Heurtel avait apporté quelques mains de papier blanc et des crayons à dessin qui furent accueillis avec grand plaisir par les villageois. Notre équipage reçu en cadeau des paniers d'orange, des poulets et des œufs. Le commandant fit visiter l'Alouette au gouverneur siamois qui fut impressionné par l'armement de l'Alouette que lui présentait l'officier canonnier. Pour la circonstance j'avais ordonné à mes matelots et quartiers-maîtres de faire briller l'acier des 2 canons de 90 mm et des 5 canons-revolver ; pendant la visite nous nous tenions auprès des pièces d'artillerie, droits et immobiles tels des soldats de plomb de la République française, revêtus de leurs uniformes de sortie. Cette mission a été l'aboutissement de mon affectation de 32 mois sur l'Alouette à la station navale de Cochinchine et j'en garde un souvenir fantastique. En arrivant à Saigon, j'apprenais que j'étais promu second maître de 1ère classe et que je devais rentrer à Toulon pour un nouvel embarquement ; il me restait deux mois pour me préparer à mon retour et envoyer encore quelques cartes postales à Jaujac."

Les soldats de plomb : un fusilier marin et un canonnier.

Commentaire de Dominique :

Les états de service d'Émile renseignés dans son registre matricule indiquent avec certitude qu'il était affecté sur l'Alouette à ce moment-là (20 mars 1887 - 7 novembre 1889). De plus le roi du Cambodge lui a conféré le titre de chevalier de l'ordre du Cambodge et le président de la République française, Sadi Carnot, l'autorisa à accepter et porter cette décoration étrangère par décret du 9 mai 1890. Ceci nous permet d'avancer avec une très grande probabilité l'hypothèse qu'effectivement il faisait bien parti de l'expédition. Cependant aucun des petits-enfants d'Émile (en particulier Jean qui l'a bien connu) n'a jamais évoqué cette exploration sur le Haut-Mékong que j'ai tenté de reconstituer à partir de la médaille que l'on voit sur ses photos (voir le post du 27 juin 2016 sur ce blog). Pour avoir plus de précisions il nous faudrait chercher aux archives de la Marine le rôle des équipages de l'Alouette ou son journal de bord à cette période. Cet aviso à roue a été retiré du service le 20 mars 1905 et vendu pour démolition à Saigon en 1910.

Diplôme de chevalier de l'ordre royal du Cambodge d'Émile Bardine.


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